l'univers de ces dames qui valent leur pesant de grâce

La voie qui mène à l'œuvre d'Augustin Kassi est bordée de dames qui valent leur pesant de grâce.

Pas un thème facile, ces dames dont le naturel compact ne se laisse pas absorber dans les minceurs de l'abstraction. Pas facile non plus d'user d'humour pour peindre et parler de personnes qui n'ont que trop souffert de l'ironie, qui ont connu et les regards inquisiteurs et les sourires moqueurs.

Elles sont cependant là sur les tableaux de Kassi. Elles sont là, ces dames qui donnent l'impression de revendiquer à titre exclusif le privilège d'être faites de chair.

Regardez-les déplacer leur densité saturée : ni gémissement ni complexe. Pensez à la petite silhouette du peintre qui semble parti pour une jeunesse éternelle : ni ironie, ni bravade.

Admirons la franche dignité qui scintille dans le sourire discret mais irrépressible des dames et vous reconnaîtrez tendresse et joie de vivre, féminité et détermination, beauté et action. Toutes choses qui impriment à la peinture d'Augustin Kassi et une tonalité jouissive et un intérêt sociologique.

Une sensation de sécurité maternelle flotte sur les toiles et rend la démesure rassurante.

Il y a de l'audace dans ces peintures studieusement dessinées, qui créent autour du thème du dynamisme de la femme aux rondeurs fermes une cohérence et un univers spécifique. La peinture de Augustin Kassi ne prétend pas se substituer à son sujet. Il ne voit pas le monde comme ces personnes le voient. Il les voit plutôt en action dans le monde et par le fait de sa peinture, les accompagne dans leur bricolage du quotidien, dans leur conquête du monde.

Du fait de la nécessité de coller aux contours de ses sujets l'écriture de Augustin Kassi est en rupture avec les normes de la mesure raisonnée. Elle puise dans le direct et la simplicité des ressources d'une figuration non réaliste qui donne corps et réalité à des femmes très typées.

"Plus je résiste, dit-il, plus elles grossissent".

Plus le peintre s'indigne du sort fait aux "personnes nombreuses", plus énormes, plus charnelles et plus impétueuses il les peint.

Mais en peinture volume ne peut se rendre que par le jeu des ombres et des lumières. Cette technique comporte ses contraintes et ses règles. La confrontation de celles-ci avec le jeu du clair et de l'obscur chez Augustin Kassi laisse apparaître des déclinaisons heurtées, des dégradés pas toujours harmonieux. Quant aux seins des dames, ils évoquent des calebasses mal greffées tandis que l'arc des bras des personnages repose comme des chambres à air de vélo. Et les têtes de ses personnages désespérément minuscules, et les mains dont l'insignifiance fait penser à des moignons… De toute évidence, pour qui oublie qu'être naïf c'est à l'instar des enfants, reproduire ce qu'on pense plutôt que ce qu'on voit, Augustin Kassi n'est pas un peintre irréprochable. Mais on aime ce réalisme non figuratif et cet humour qui enveloppe les scènes.

De la prise de conscience à l'indignation Augustin Kassi était déjà un naïf à succès lorsqu'en 1992, il conçoit de peindre l'immensité faite femme. A l'école de peinture d'Abengourou[1], il a fait ses classes. Et comme tous ses condisciples, il sait reproduire avec le maximum de fausse authenticité, paysages et portraits. Au couteau comme au pinceau, il sait, indigence est souvent mère d'ingéniosité, peindre avec juste trois couleurs et sertir de noir les contours de ses formes selon une sorte d'effet feu de brousse.

Après les scènes de quartiers populaires, les échoppes bavardes, les grosses ambiances de gares routières, son pinceau s'est complu devant le fier rideau des immeubles du Plateau à Abidjan.

Puis le peintre s'amusa à insérer des affiches publicitaires naïves dans ses propres tableaux. A la manière des photographes de studio faisant poser leur modèle devant l'inévitable Félix Houphouet Boigny qu'on ne contourne qu'à choisir fatalement la version carte postale du Plateau, il incrusta des photos de famille dans des décors de rêve.

Mais tous ces exercices l'exaltaient de moins en moins, car à l'évidence, son répertoire ne s'émancipait pas de l'exotique fond de commerce des naïfs de tous acabits. Sa volonté d'en finir avec le train-train de la routine et d'échapper au caractère servile des reproductions se renforça sans trouver tout de suite l'énergie de l'envol. Peu importait. Il s'était remis en question, il se cherchait. Il allait bien finir par se trouver. Il cherchait sa voie. Il savait qu'il fallait changer et il allait changer.

Changer oui, mais un moineau dans la main ne vaut-il pas mieux que dix sur la branche? Parce que qu'il avait déjà cherché sans trouver, il finit par trouver sans chercher.

Dans le gbaka[2] qui embarquait et débarquait les passagers entre Abidjan et Bingerville[3], l'apprenti chauffeur, avec une insolence qui semblait sa façon ordinaire de parler, avait pondu une plaisanterie franchement méchante. Une dame venait d'embarquer. Du mieux qu'elle pouvait, elle tentait d'installer ses formes plantureuses sur une des banquettes calamiteuses du taxi-brousse. C'est alors que l'apprenti au visage mal lavé avait osé : "toi, tu vas payer deux places hein ! "



Dans le car, les uns souriaient, d'autres rigolaient franchement. Au nombre des impassibles et des imperturbables, le peintre s'engageait dans une longue élaboration. Pourquoi les personnes bien en chair doivent elles être méprisées ?

Dans nos pays africains, la tradition ne met-elle pas un point d'honneur à engraisser les nourrices ?

Celles-ci ne retournent-elles pas à la vie active seulement lorsqu'elles ont fait le plein de belles rondeurs ?

Nos reines de beauté dites Awoulaba[4] chez les Akan[5] ne sont-elles pas plutôt des Tassaba[6]?

Le peintre venait ainsi de prendre la résolution de se mêler de ce qui ne le regardait pas.

Les grosses dames seront son thème de prédilection.

Elles seront son affaire, sa grande affaire.

C'est ainsi que tout en trouvant son thème et sa démarche, Augustin Kassi avait trouvé un style.

On ne peut pas dire que ce soit procède d'une liberté au-delà de toute influence. Du reste, une telle pureté existe-elle quelque part ? Le colombien Botero[7] est également un maître du genre. Lui aussi croque avec un plaisir et un bonheur toujours neufs l'éternel féminin en état de grasse.

Voir les photos des œuvres de ce peintre qu'il ne connaissait pas, en entendre parler à travers les colombiens de passage à Abidjan, incitent Kassi à mieux épouser sa propre écriture, à y inscrire sa différence.

Par cette exigence de singularité, son esthétique s'ancre davantage en lui.

Quelque chose de neuf…

Chez les dames de Augustin Kassi, on aime la joie de vivre que communique la fraîcheur des sourires, des yeux malicieux et gourmands, les pagnes aux couleurs gaies et vives.

L'élégance des dames exprime une dignité sans excès. Les variations sur les ronds impriment un rythme et une cadence qui entraînent. Qu'il détache ses formes de l'immensité du ciel ou qu'il les développe dans le mouvement d'une série de portraits, qu'il installe sa dame sur une chaise dont le dossier surmonte le personnage juste comme un col marin déployé ou qu'il la fasse surgir derrière le rideau d'une porte d'entrée, les figures du peintre fascinent par la vie qui gonfle en elles comme le miel dans les ruches.

Les thèmes des tableaux révèlent un observateur perspicace des rapports entre l'art et son environnement.

Ce sens de l'observation aide le peintre à se renouveler.

A l'instar des enseignes publicitaires qui se confondent avec les murs qui leur servent de support, Augustin Kassi expérimente en ce moment une ligne de recherche dont les premiers résultats sont prometteurs.

Le cadre du tableau entre dans le tableau et en même temps, les personnages du tableau sortent de leur cadre pictural pour escalader l'encadrement. . Les femmes de Kassi sont pour la grande majorité des femmes du peuple et des femmes dans le peuple. Elles vont avec leur bébé au dos, elles vont à califourchon sur une moto, elles vont au marché où elles font leurs courses auprès de vendeuses qui leur ressemblent en tout point.

Leur embonpoint n'est pas la sanction d'un manque d'activité et il ne les empêche d'assumer leurs tâches de ménagères ou celles de chef de ménage.

Cette manière d'intégrer la femme dans son environnement contribue à relativiser et à dissiper une partie du mal à vivre que les personnes de poids éprouvent dans un monde où l'occidentalisation des normes économiques et esthétiques tend à les rejeter dans une sorte de laideur pudique.

Ce plaidoyer pour les rondes contre la loi dominante des filiformes fait fond sur la toile africaine.

Toutefois, pour que la démarche s'élève au dessus de la simple ostentation de l'embonpoint, il ne suffit pas de la raccrocher aux normes de l'esthétique traditionnelle. Encore faut-il la décliner sous plusieurs formes, dont certaine moins charnelles et moins massives. Il faut imaginer derrière chacune de ses femmes l'immensité des tâches accomplies et celles tout aussi immenses qui restent à accomplir.

Il faut imaginer l'immensité de l'abnégation et de tout l'amour dont elles sont les foyers ardents.

Il faut imaginer l'immensité des humiliations qu'elles subissent dans un monde qui insidieusement les repousse chaque jour davantage vers la sortie leur proposant pour toute place des strapontins accusateurs.

Car si le sourire de ces dames contient beaucoup plus de joies que de peines, parfois comme le dit si bien Picouly[8], "les petites peines prennent plus de place que les grandes joies"

Plaise aux hommes que ces dames souriantes ne soient que de petites peines ?

Yacouba Konaté.


Professeur titulaire de Philosophie à l’Université d’Abidjan-Cocody, Yacouba Konaté est membre du Conseil scientifique de l’Académie des Sciences, de la Culture et des Arts d’Afrique et des diasporas, du Conseil d’administration de l’Association internationale des critiques d’art (AICA) et est inscrit sur les listes d’experts en développement culturel de l’Union européenne. Auteur, commissaire de nombreuses expositions et consultant en développement culturel, il est également le responsable du Bureau Afrique de la Fondation Jean-Paul Blachère. Il a été, en 2000, directeur de cabinet au ministère ivoirien de la Culture et de la Francophonie et a également dirigé l’Institut national supérieur des Arts et de l’action culturelle d’Abidjan. Il a notamment été commissaire de nombreuses expositions : la foire internationale des arts plastiques d’Abidjan (mai 2001) ; l'exposition Willie Bester à Bruxelles (avril 2001) ; l' exposition « L’Afrique à jour » à Lille (septembre 2000) ; « South meets West » à Accra et Berne (décembre 1999 et juin 2000) ; exposition Afrique de la Biennale de Dakar (2004)... M? Yacouba Konaté est l’auteur de nombreux ouvrages dont « Christian Lattier : le sculpteur aux mains nues » (Editions Sépia, 1993) et « Alpha Blondy : reggae et société en Afrique noire » (Karthala / CEDA, 1987).


Notes

[1] Abengourou est une ville située à 150 km au nord-est d’Abidjan. C’est la capitale de la région administrative du Moyen Comoé. Sa population est d’environ de 150 000 habitants et l’activité principale est l’agriculture avec la culture du café et du cacao. Cette région fut l’ancienne boucle du cacao. Abengourou regorge de plusieurs écoles d’enseignement général, technique et professionnel dont le centre artistique Charles Bieth

[2] Le gbaka est un mini-car de transport en commun de 18 places (Toyota, Isuzu, Mazda...) en service à Abidjan

[3] Bingerville est une commune de Côte d'Ivoire, au bord de la lagune Ébrié. Bourgade de marché, elle devint capitale de la colonie française entre 1900 et 1934, avant de laisser la place à Abidjan. On y trouve l' école des arts appliqués, souvent désignée sous le nom de École de sculpture Combes, du nom du sculpteur français qui s' y était installé dans les années 1950. Bingerville abrite aussi un immense jardin botanique.

[4] Awoulaba : les plus belles, en langue Akan

[5] Le Akan désigne un groupe de langues kwa parlées par les peuples Akans en Afrique de l'Ouest et notamment au Ghana. En 2004, le nombre de locuteurs était estimé à 8 300 000. Le bambara (ou bamanankan) est une langue parlée par plus de 10 millions de personnes, principalement au Mali. Mais aussi dans d'autres pays voisins comme le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, la Guinée et la Gambie.

[6] Tassaba : grosse assiette, en bambara

[7] Fernando Botero est un peintre et sculpteur colombien né le 19 avril 1932 à Medellin, s'étant lui-même nommé « le plus colombien des artistes colombiens ». Son style est surtout marqué par la rondeur de ses personnages. L'agrandissement de personnages ou d'objets, la réduction d'autres et l'obésité, ou plutôt la rondeur systématique des formes, constituent un véritable système pictural créé de toutes pièces qui permet l'harmonie du tableau. C'est le corps autrement.

[8] Daniel Picouly, écrivain et scénariste de bande dessinée français